le cœur aux bords des lèvres. »

Amara poussa un soupir, un de ceux mêlant fatigue et irritation. Elle observa la photographie, qu'elle tenait jusqu'ici dans sa main, venir s'échouer sur son bureau. Cette-dernière rejoignit les multiples documents déjà éparpillés devant elle. Par réflexe, elle attrapa la tasse qui se situait sur sa droite. Ce fût seulement lorsqu'elle esquissa le geste de la porter à ses lèvres, qu'elle remarqua que celle-ci était vide. Elle secoua la tête, dépitée et exaspérée.

L'horloge au-dessus de la porte indiquait sept heures du matin. La dernière fois qu'elle avait jeté un coup d’œil, la nuit était tombée. Une fois de plus, elle n'était pas rentrée chez elle. Ce n'était pas comme ci elle était attendue, mais en une semaine, elle n'avait dormi dans son lit que trois fois. Son siège de bureau avait beau être confortable, rien ne valait un bon vieux matelas pour une nuit reposante. Elle ne parvenait d'ailleurs pas à se souvenir de la dernière fois où Morphée lui avait accordé plus de six heures d'affilées de sommeil.

Depuis qu'elle avait repris son poste, elle travaillait avec acharnement. Les affaires se succédaient et les dossiers s'empilaient avec plus ou moins de succès. Certains étaient clos rapidement et d'autres traînaient en longueur. Ils étaient tous différents mais tous porteur d'une charge émotionnelle violente. Amara ne savait comment s'en détourner ; chaque enquête résonnant en elle comme des échos. Gardienne du pire, sentinelle des ombres.

Elle se leva, munie de sa tasse, et sortie de son bureau. En se dirigeant vers la salle de pause, elle passa devant celui de Cooper. La porte était fermée et pas un bruit ne filtrait. Hier soir, celle-ci était entrouverte et elle avait pu apercevoir son supérieur, la paume d'une main soutenant son visage, une de ses éternelles sucettes à la bouche, l'air songeur. Son regard avait sûrement dû être un peu trop insistant car il avait relevé la tête à ce moment là. Leurs yeux s’accrochèrent ainsi. Il devait être plus de trois heures du matin et il régnait un calme étrange au sein du poste. Ils se dévisagèrent un instant sans rien dire, partageant ce qu'il semblait être un moment en dehors du temps. Cooper avait fini par lui sourire et la saluer d'un petit geste de la main. Elle le lui avait retourné en hochant la tête, reprenant son chemin, chacun replongeant dans ses pensées. Étrange entente silencieuse qui était la leur.

Cette fois-ci, elle ne s'arrêta pas et tandis qu'elle s'apprêtait à tourner au prochain couloir, elle manqua de rentrer dans quelqu'un. Elle avait peut-être trop l'habitude d'arpenter seule ses couloirs aux petites heures du matin. La tassa lui échappa des mains et se brisa.

C'était peut-être le bon moment pour faire disparaître cet objet, offert par Tyler, sur lequel en lettres majuscules, il y avait écrit 'meilleure équipière du monde', suivit de trois cœurs. Cette atteinte au bon goût était bien entendu un cadeau de son partenaire qu'elle n'avait pas pu refuser, surtout histoire d'échapper à ses récriminations comme quoi ça le blesserait soi-disant mortellement. Alors qu'elle s’apprêtait à lui lancer un sarcasme bien senti, il lui avait fait ses yeux de chien battu. Autour d'eux, leurs collègues s'esclaffaient tandis qu'elle cédait. A ce souvenir, elle fronça les sourcils, partagée entre l'amusement et l'agacement.

Revenant à la réalité, et donc à la personne qu'elle venait de heurter, elle se retrouva plongée dans un regard clair, couleur des cieux limpides et sans nuages. Elle détailla les très fins dont certains lui semblaient familiers. Les cheveux étaient blonds, les formes féminines, l'allure svelte. Mélancolie, maturité, vulnérabilité, courage et équilibre précaire. Tant de mots, de termes, d'adjectifs, s'alignant dans sa tête pour définir la jeune-femme en face d'elle.
Amara mit de côté ses impressions fugitives, se morigénant intérieurement pour cette manière d'analyser et de détailler les gens, comme s'ils étaient tous de futurs suspects.

D'une voix un brin fatiguée, sans autre forme de procès, elle s'excusa : « Désolé pour ça. » Elle esquissa le geste de se baisser, tendant une main pour ramasser les morceaux de porcelaine.

Il existe des êtres qui portent leur cœur dans leur regard.
Celui de la jeune-fille, tout en nuance de bleu, était d'une grande clarté, limpide comme pouvait l'être l'eau qui s'écoule.
Des yeux assurément expressifs.

Alors que l'inconnue s’agenouillait à son tour pour l'aider à ramasser les morceaux brisés de la tasse, Amara se retrouva en face d'elle, à peine séparée de quelques centimètres. Elle était ainsi désormais capable de la détailler à loisir. Bien sûr, dès les premières secondes de leur rencontre fortuite, l'enquêtrice s'était laissée guider par ses impressions. Ces-dernières étaient toujours empreintes d'une subjectivité toute singulière et lorsqu'elle tentait de les justifier, elle employait les termes maladroits d’instinct ou de ressenti. Contrairement à ce qu'on pouvait croire, ses analyses d'autrui – ô combien utiles dans son travail – ne résultaient pas d'une froide logique mais de tout un panel d'émotions et de liens détectés lors de ses observations fugitives et éphémères. Dans le cas présent, il ne s'agissait plus d'émettre des hypothèses à partie de ses fameuses impressions, mais de voir si celles-ci étaient justes. Une voix claire s’éleva dans l'air et Amara daigna enfin vraiment regarder la personne en face d'elle. A trop se fier à l'impalpable, elle avait tendance à mettre de côté le concret, pour y revenir plus tard.

La jeune-fille l'observait curieusement, comme étonnée de la trouver là. Elle lui demanda même si elle était nouvelle. Amara se contenta d'abord d'hausser un sourcil ; voilà qu'elle devait expliquer la raison de sa présence en ces lieux. L'inconnue lui semblait encore un peu trop jeune pour être une de ses collègues, notamment une qu'elle n'aurait pas encore rencontré. De plus, cela faisait bientôt plusieurs mois qu'elle était de retour et même si elle passait l'essentiel de son temps dans son bureau et sur le terrain, elle pensait avoir fait le tour du personnel de la GRC. Certains traits de son visage lui paraissaient familiers et elle avait sous le bras ce qui était sans doute un panier repas. Étant donné l'heure matinale et le fait qu'elle semblait connaître les lieux, la jeune-fille devait être un parent ou le proche de quelqu'un. D'un naturel méfiant, et cela avec tout le monde, elle attendit un peu avant de répondre. Cette façon d'être constamment sur ses gardes ne facilitait pas les échanges avec les autres. Amara laissa planer un petit silence avant de se redresser.

« Je suis le caporal Avalon. Je suis arrivée il y a peu. » Elle se pencha en avant, lui tendant sa main. Elle aurait pu ajouter que si elle ne l'avait jamais croisé jusqu'ici, c'était parce qu'elle ne vivait que pour son travail, et donc qu'elle se trouvait presque toujours dans son bureau ou sur une scène de crime exclusivement. Néanmoins, elle préféra s'abstenir ; ce n'était pas vraiment le sujet et il n'était pas nécessaire de rentrer dans les détails.

« Merci pour votre aide » ajouta t-elle doucement, jetant un regard sur la serviette où reposait ce qu'il restait de la tasse. « Ce n'était rien d'important de toute façon. » Amara savait pertinemment que Tyler s'empresserait de lui en acheter une autre, et même si ce n'était pas le cas, elle pouvait aisément s'en passer ou utiliser une de celles qui traînaient dans la salle de repos. Elle passa une main nonchalante dans son épaisse chevelure sombre et reprit la parole : « Vous cherchez quelqu'un peut-être ? » La question relevait plus de la politesse que du réel intérêt ; la jeune-fille était vraisemblablement un membre de la famille d'un de ses collègues.

Pour autant, il y avait quelque chose qui l'empêchait de continuer son chemin, comme elle l'aurait fait habituellement, après un dernier remerciement et un au revoir de convenance. Était ce le regard trop translucide ? Cette pureté et cette féminité entravées qui émanaient d'elle ? Cette aura qui lui disait quelque chose ? Où cette étrange sensation de se retrouver face à quelqu'un d'un peu trop similaire, d'un peu trop proche ? C'est-à-dire une personne ressentant cet irrépressible besoin de se dégourdir le cœur ?

Il était sept heures du matin et il te manquait trop d'heures de sommeil pour y réfléchir plus encore.