easy livin ♢ felix

Tout avait commencé à Washington.

Il avait été le fruit de l'alliance d'une jeune immigrée argentine, ayant fui son pays avec quelques économies, et d'un jeune Américain bilingue en qui elle voyait aveuglément l'homme de sa vie. Son amour qui lui enseignait quelques bases d'anglais, et sa clé pour rester dans ce merveilleux pays. Les terres promises à la suites de ses efforts. De bien naïves espérances rapidement brisées lorsque les tests de grossesse se révélèrent positifs ; elle était aux anges, et le jeune homme, quant à lui, décida de partir sans laisser de trace peu de temps après la nouvelle.

Elle demeurait inconsolable, inconsolable d'avoir été abandonnée. Ses rêves se retrouvaient broyées, et dans son immense chagrin, elle décida de garder l'enfant malgré sa situation financière incertaine – elle préférait encore se tuer à la tâche plutôt que de vivre dans la solitude.

Une de ses amies hispanophone accepta de la loger chez elle, d'humeur empathique à l'entente de son malheur. Et même de garder son enfant en échange d'une petite somme pendant que sa mère travaillerait en tant que femme de ménage. Oh, cette dernière n'aurait su dire si le destin s'acharnait ou l'avait bénie, car elle donna naissance à des jumeaux. Deux petits garçons qui ne partageaient peut-être pas le même ADN, mais bel et bien le même jour de naissance. Deux petits garçons qui se virent attribuer des prénoms très similaires en vue de préférences restreintes, mais également pour symboliser le lien qui les reliait – Felix et Felice, Lilian et Lucian. Oh oui... leur simple vue suffisait à balayer, l'espace d'un instant, toute la souffrance que sa situation incarnait.

Ils vécurent dans la plus grande simplicité ; ils ne purent se contenter que d'un petit salon, d'une petite table et d'une petite télévision pour divertir leurs journées, tirant un trait sur les parcs de jeux pour extérioriser leur vitalité débordante. Cependant, on procura rapidement à Felix, le plus dynamique, du matériel de dessin pour libérer toute cette énergie – occupation essentielle selon les psychologues pour l'expression d'un enfant. Un crayon gris, une feuille de papier, grâce auxquels il pouvait formuler ses pensées les plus intimes et enfantines. Un moyen de se catalyser qu'il n'avait plus jamais quitté.

La chance finit par sourire aux Jimenez à la cinquième année de Felix. Leur mère commença à sortir avec le fils de son employeuse, un chanteur canadien de passage pour donner des concerts avec son petit groupe bénéficiant d'une petite renommée dans sa région. Leur mariage, une année plus tard, résolut une grande partie des problèmes en vue d'une deuxième ressources financières. Il s'agissait d'un homme attentionné, jovial, peut-être pas riche mais suffisant et surtout impliqué dans l'éducation des garçons qu'il considérait comme ses propres fils. Il avait encouragé sa compagne à poursuivre son rêve de devenir tatoueuse, rêve qu'elle avait abandonné par résignation, et qu'elle pouvait essayer d'accomplir avec son nouveau soutien.

La seule condition était d'emménager à Revelstoke, sa ville. Le dernier sacrifice qu'elle endura avant d'embrasser la sérénité.

Felix et son frère commencèrent ainsi leur scolarité au Canada avec une année de retard par rapport aux autres élèves. Ils conservèrent le nom de leur mère en respect pour tous les efforts qu'elle avait faits pour eux. Les enseignants décidèrent rapidement d'appeler Felice par son deuxième prénom, Lucian, afin d'éviter les confusions. Il fallait dire qu'ils étaient si différents. Si Felix brillait pour sa capacité à tisser des liens amicaux, Lucian brillait davantage dans le milieu scolaire. Le premier apaisait le plus introverti que les rebondissements de la vie avaient transformé en boule d'angoisses, et le deuxième soutenait scolairement le moins intelligent qui préférait griffonner dans ses cahiers. Ils étaient si différents mais parfaitement complémentaires, tels le Yin et le Yang, tels l'astre solaire et lunaire, inséparables.

Une alliance pourtant si fragile, et qui s'était brisée lors de leur quinzième année.

Ils avaient grandi dans des voies si différentes. Lucian démontrait une nature consciencieuse, tandis que Felix se montrait informel et insouciant ; Lucian se préoccupait sans doute trop de l’avenir, et Felix fuyait la moindre contrainte, la moindre confrontation, le moindre problème, la moindre responsabilité... Oh oui, tous ces facteurs parvenaient à titiller l'anxiété trop prononcée de Lucian – sans doute pathologique –, qui avait fini par exploser contre son frère lors d’une soirée, de manière si violente et brutale qu’il en devenait incontrôlable ; il était prêt à le fracasser encore et encore contre le mur ; il était prêt à le rouer de coups encore et encore ; il devait évacuer cette colère qu’il avait intériorisé durant tout ce temps, il le devait, et il l’aurait fait si leur beau-père ne l’avait pas retenu.

Depuis cette soirée, Lucian n’osa plus fréquenter son égal, exaspéré par son comportement mais surtout effrayé à l’idée de le blesser à nouveau sans pouvoir s'arrêter.

Ils ne partageaient plus chaque seconde leur vie ensemble ; ils ne le pouvaient plus, il n’était plus possible de retourner en arrière, ils s’affirmaient beaucoup trop chacun dans leurs chemins respectifs, incapables d’apporter quelque chose à l’autre comme autrefois. Mais Felix refusa. Il n’était pas doté d’une aussi grande loyauté, il peinait à s’attacher sincèrement à autrui et il ne se retrouvait jamais parfaitement seul pour craindre une perte. Mais pas son frère. Pas celui avec qui il avait partagé chaque seconde de sa vie et avec qui il souhaitait continuer à partager son avenir. Pas lui. Il n’en était pas question. Avec lui, il ferait son possible pour recoller les morceaux d’un lien qu’il a lui-même brisé. Il le ferait, peu importait le temps que cela prendrait.

Quelques jours plus tard, Lucian fut victime d’un phénomène étrange qui transforma ses membres en fumée. Un drôle de phénomène qui enveloppa la famille dans la panique et l'inquiétude, secouée par l’événement ; leur mère prit l’initiative de se renseigner discrètement et inlassablement jusqu’à finalement rencontrer le coven de Revelstoke ; deux membres vinrent rendre visite dans leur modeste foyer, l’un doté du don de traqueur pour vérifier les propos de la femme désespérée. L’expertise se révéla naturellement positive, mais pas seulement.

– Mon expertise ne se trompe jamais, je peux vous garantir que son frère est également doté d’un pouvoir. Il détient la capacité d’ataraxie : il est capable de soigner progressivement les troubles physiques. Ces deux jeunes garçons sont des sorciers.

Un sourire sincère fendit le visage du jeune adolescent, surpris mais pris d’émerveillement. Il venait d’apprendre qu’il détenait une capacité magique, et qu’elle apaisait les troubles mentaux. Il venait d’apprendre qu’il pourrait apaiser son frère à nouveau, comme autrefois. Le membre du coven leur expliqua ensuite que les humains normaux perdraient petit à petit tout souvenir concernant la magie, et que les ancêtres de leur mère confirmaient que leur nature de sorcier était certainement héritée de leur père – deux informations qu’il apprit à détester, mais qu’il se résigna à accepter.

Le coven resterait en contact avec les deux petits Jimenez, et promit de les prendre en charge.

Ce fut ainsi qu’ils entrèrent tout deux aux cours de l’institut à l’âge de 17 ans, recevant leur familier grâce aux instructions du coven. La tension n’était malheureusement pas retombée entre les deux frères. La peur, l’inquiétude, l’agacement, l’amour familiale qu’ils ressentaient chacun pour l’autre avaient entretenu cette rupture brutale que leur nouveau point commun n’avait guère su dissiper.

Mais Felix se l’était promis.
Il redeviendrait un soleil rayonnant et non un problème encombrant pour lui.