C'est le hasard qui m'amène... ou pas ? ~ avec Myo

Cette nuit, Ilo n'a pas fermé l'oeil, il l'a même à peine cligné. Il a très souvent des insomnies, mais ce soir c'est particulier... Pourquoi ? Aucune idée. L'insomnie de ce soir n'a pas le même goût que les insomnies de d'habitude. C'est une insomnie vide de pensées, silencieuse, tranquille ; presque paisible. S'il avait fini par dormir, il aurait sûrement eu un sommeil sans rêves, il se serait probablement réveillé quelques minutes avant son alarme désagréable. Mais Ilo a décidé de se lever, parce qu'au milieu du long regard qu'il lançait à son plafond, une pensée a émergé, claire, sonore, et si j'allais à la rivière ?

Il n'allait pas à la rivière très souvent, quand il était petit, ses parents n'avaient pas beaucoup l'occasion de l'y emmener. Pourtant, ceux-ci  décrivaient leur fils comme un enfant qui aimait beaucoup être dans l'eau, batifoler, qui y riait fort et faisait n'importe quoi. Ils avaient un sourire nostalgique quand ils évoquaient ce passé, et parfois ils se regardaient juste après, toujours avec ce demi sourire. Quand il a repensé à ça, plus âgé, Ilo s'est dit que pour ses parents aussi, tout devait être mieux à l'époque où il était enfant, et qu'ils devaient souhaiter y retourner très fort.

Ilo a marché à la rivière, il a fait l'effort de s'habiller d'un vieux jean noir large - qu'il pourrait remonter aux genoux pour tremper ses pieds dans l'eau, il y a pensé - et d'un sweater gris. Il a fait attention à ne pas réveiller son petit écureuil. Sur le trajet, il a écouté de la musique en longeant les routes. Trois voitures sont passées en tout, il s'est dit que c'était sûrement très imprudent de se balader en noir et gris au bord d'une chaussée la nuit. Ilo est quelqu'un de plutôt prudent, poli aussi. Globalement, il reste à sa place. En arrivant au bord de la rivière, il a essayé de faire le moins de bruit possible, pour ne pas déranger. Il a descendu les pierres méticuleusement, il a marché sur les racines des arbres environnants avec prudence. Ilo n'a pas choisi ce coin de rivière au hasard, de fait, il le connait bien et il est plutôt tranquille et il y a un peu de verdure autour. De l'autre côté, au loin, on peut y voir le parc, et la rivière est assez large. L'eau est pourtant claire ici, enfin, en journée.
Maintenant, il doit être aux alentours de minuit ou une heure du matin, l'eau est noire. Ilo joue avec de sa main, il a l'impression qu'il manipule un liquide magique, en tout cas quelque chose qui n'est pas de l'eau. Il joue avec son imagination, lève la tête pour observer la lune presque pleine.

Sa mère lui a expliqué comment savoir si la lune croît ou décroît, et lui a expliqué qu'elle tenait ça de son père à elle, qu'Ilo n'a jamais connu. C'est simple : la lune est une menteuse. Si sa partie illuminée par le Soleil forme un C, c'est qu'elle décroît ; si elle forme un D, c'est qu'elle croît. Aujourd'hui, la lune est en train de décroître.

Ilo retrousse finalement son pantalon, et enfouit ses pieds dans l'eau jusqu'en haut des mollets. Il barbote comme ça en regardant le monde tourner, pendant un petit moment. Il écoute le silence, puis il en a assez et met ses écouteurs, et encore plus tard il les retire pour encore écouter le silence. Là non plus, il ne pense pas, mais il est content d'être venu. Il se demande pourquoi il y a pensé d'un coup, ce qui l'a amené ici. Peut-être qu'il n'y avait pas de raison. Après tout, Ilo ne croit pas en Dieu, ou en quoi que ce soit d'autre que le hasard.

Oui, c'est vrai, Ilo croit au hasard. Mais en même temps, il croit en une forme de déterminisme, en une cascade de causes-conséquences qui font que ce qui apparaît hasardeux et chaotique pour nous est déterminé par plein de facteurs, qu'on ne voit simplement pas. Si une pièce atterrit sur pile, c'est à cause de la manière dont on l'a lancée avec une force, et un geste précis, et les frottements de l'air. Ilo réfléchit aux lois de l'existence. Imaginons que quelque chose de complètement random et imprévu m'arrive... est-ce un fruit du pur chaos ou un enchaînement de faits qui ont tous des causes logiques, qui fait que -

" BOUH ATTAQUE SURPRISE !! " Et c'est qu'Ilo sursaute à s'en taper la tête contre le plafond de l'Univers, en poussant un cri strident par-dessus le tout.

"MAIS PUTAIN" Et Ilo jure aussi.

"MAIS BORDEL DE PUTAIN DE MERDE" il continue, pendant qu'il pose une main sur son cœur affolé et qu'il reprend son souffle. Il a bondi et se tient maintenant debout, dans une position entre "se tenir sur ses gardes" et "être complètement déstabilisé". Ilo est face à son agresseur (oui, il n'hésiterait pas à utiliser ce terme) qui rigole à gorge déployée. Il n'a pas l'air de vouloir le tuer, le violer, ou le kidnapper. C'est déjà une bonne chose, parce qu'Ilo se serait attendu à ça de la part d'un inconnu, la nuit, en pleine nature. Mais est-ce qu'il n'est pas lui aussi un inconnu vagabondant dans la voiture ? Et pourtant ce drôle de type - dont Ilo ne voit presque rien si ce n'est la silhouette - ne s'est pas du tout méfié de lui.
Il ne voit qu'une chevelure aux reflets bleus et... un pyjama ? Un short avec un motif trop petit pour l'identifier, un t-shirt, des tongs. Une fois que ce drôle de type reprend son souffle, Ilo se met en tête de lui reprocher son acte. Avec une moue boudeuse, il râle :

"C'est pas sympa, on est genre en pleine nuit. J'ai eu peur pour ma vie !"

Il n'est pas très à l'aise, il trouve qu'il a une drôle de façon de s'exprimer et que ça sonne faux. Il est vrai que même s'il n'aime pas l'impolitesse de cette surprise, au final ça n'importe pas beaucoup puisqu'il est sain et sauf. Il dirait presque que c'est marrant, mais il essaye de considérer cet humour comme trop débile pour lui, et de flatter son ego en se disant qu'il est mieux que ce genre de vannes.
Ilo songe un instant à lui rendre la pareille en l'éclaboussant, mais lorsqu'il s'imagine se pencher pour l'asperger d'une gerbe d'eau il se dit que son geste serait un peu gauche. Il met alors un plan en place :

"Franchement, c'est stupide comme comportement."

Et il continue quelques phrases comme ceci, en se faisant passer pour un vieux grincheux, tout en s'asseyant à sa place à nouveau, trempant ses mollets, ses mains. Il prépare ses mains comme un petit récipient d'eau puis il se relève brusquement en balançant à la gueule de l'autre mec toute l'eau qu'il avait pu prendre. Cependant, dans la nuit noire, il n'arrive pas à savoir si son plan a marché, il a peur de s'être ridiculisé. Alors dans le doute, il rit deux fois plus fort que le farceur, avant.
Ilo, tu es tombé bien bas, mais c'est rigolo.